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Il existait en Sekah de nombreux mystères… Certains au sujet de civilisations anciennes, d’autres dérivés de légendes urbaines… Mais l’un d’entre eux avait fait couler autant d’encre que la quantité de sang versé par le concerné : celui de Kuroigetsu Tokumei. Qui était-il ? D’où venait-il ? Quel était son objectif ? A part le fait qu’il était un tueur professionnel, surentraîné et au nombre de victimes incalculable, aucune information sérieuse et confirmée n’était disponible à son sujet. Seulement des rumeurs, qui alimentaient sans cesse le mythe… Certains disaient qu’il était immortel, car il n’avait pas vieilli en plusieurs dizaines d’années. Mais comme très peu de gens vivaient longtemps en Sekah depuis le début de la Guerre du Monde, il était difficile de vérifier cela… D’autres pensaient qu’il n’était pas humain, à cause de ses yeux rouges profonds qui semblaient sonder l’âme de la personne qui les observait. Ses réflexes et son conditionnement étaient des arguments en plus pour soutenir cette théorie…
Et dans le fond, ils n’avaient pas tort. Kuroigetsu n’était plus humain au sens propre du terme… Il était devenu quelqu’un, quelque chose d’autre. Beaucoup l’avaient connu à l’époque où il devait cohabiter mentalement avec un Enderman, et se souvenaient ainsi du caractère comique involontaire du personnage… Et surtout, à l’époque où la Guerre du Monde n’était pas encore déclarée. Kuroigetsu était alors maire d’Ilapsio, et faisait tout contribuer à sa prospérité.
Mais tout avec cette Guerre… et plus particulièrement, le jour où la Lune pris une teinte noire …Si l’évocation du nom de Kuroigetsu faisait frémir, c’était à cause de cette nuit. Une nuit où l’on ne distinguait plus le sol des cadavres, où le noir et le rouge semblaient être les seules couleurs au monde, où Kuroigetsu s’était rangé du côté de Maelström. De nombreuses questions hantaient depuis les esprits ; pourquoi un tel changement de comportement ? Pourquoi chercher à détruire le monde, et la ville qu’il avait mis tant de cœur à protéger par le passé ?

Piruk, prince déchu des Slimes, connaissait un début de réponse. Le soir du massacre, il était là, face à face avec le tueur, qui lui se tenait assis sur une pile de cadavres. La lumière de la Lune, faible, était dans son dos, cachant son visage ; la pluie n’arrangeait en rien la visibilité. Il avait quelque chose en main qui semblait visqueux et qu’il semblait porter à sa bouche régulièrement ; l’humanoïde aurait préféré ne pas savoir de quoi il s’agissait, jusqu’à ce que l’ancien maire le laisse rouler au sol : un organe humain, impossible à définir à cause de son état rongé. Piruk n’avait pas cherché à fuir, à pleurer – les Slimes en sont-ils seulement capables ? –, ou à trembler ; il n’avait pas cherché à se lancer dans un grand discours ou dans un quelconque requiem ; il s’était contenté de poser une simple question.

« Pourquoi ? »

L’assassin mit du temps à répondre. Il resta une bonne minute sans bouger, la tête inclinée vers le bas et l’eau ruisselant de sa tenue de cuir noire marbrée – mais ses yeux rouges fixant son ancien ami avec un éclat morne propre aux fous. Quand il prit enfin la parole, sa voix semblait beaucoup plus grave et beaucoup plus monotone que par le passé. Il n’y avait plus aucune joie de vivre, plus aucun sentiment de bon en cette voix d’outre-tombe ; et pour un moment, le Slime crut bien que cet homme était un imposteur.
« - J’ai découvert que dans notre univers, il n’y avait qu’une seule chose qui importait aux soi-disant dieux… leur propre égo. Ils nous demandent de participer à une Guerre pour leurs propres intérêts, et ne cherche dans le fond qu’à étendre leur suprématie. Tout le monde s’est fait duper, et tout le monde joue les pions dans cette histoire… Comme s’ils aimaient presque ça. Avoir enfin trouvé un but… Mais quel but ?
- Et tes actes ? Quels buts justifient-ils ?
- J’ai rêvé… du pouvoir. J’ai vu… la Création elle-même. L’espace d’une seconde… Le poids des années et de ma malédiction s’est soulevé. Et, depuis ce moment… je me sens… entier.
- L’Enderman te possède ?
- Je suis toujours qui j’étais auparavant. Le suis-je vraiment ? Qui sait… Mais… Il n’est plus là. Il ne me tourmente plus… et mon âme semble enfin complète. Je sens que quelque part, quelque chose s’est produit, quelque chose qui me concerne… Et c’est à ce moment-même que j’ai pris conscience de mon existence. Du fait que je ne sois qu’une erreur de calcul de ces dieux de pacotille, briseurs de rêves, et dévoreurs de destins !
- Tu es devenu fou…
- Mais qui est le plus fou ? »
Le ton morne avait laissé place à un ton agressif, et la silhouette de l’assassin s’était dressée en écartant les bras en direction de Piruk. La lumière de la Lune rendait la scène étrangement calculée, comme si son ancien ami était à même de lui commander.
« - Celui qui accepte de suivre la roue destructrice de l’évolution et du destin pour des prétextes futiles, tout en laissant les vices se développer ? Brisant et condamnant ainsi au passage les existences de milliers d’âmes, avec pour seule justification que c’est pour « un plus grand Bien commun » ? Ou est-ce celui qui appréhende enfin l’idée que toute création est imparfaite, et qu’il peut l’améliorer ?
- Les deux sont exactement les mêmes !
- Exact ! Il existe ainsi une troisième catégorie, celle qui correspond le plus à ces pathétiques démons qui grouillent dans le Makai… Ceux qui sont las de cette imperfection, et qui voient comme seule alternative à une fin tragique la recréation à partir du néant de toute chose ayant un jour existé !
- C’est de la folie pure…
- C’est ce qui se rapproche le plus de mon objectif… En refusant de céder au pouvoir, Kuroigetsu a abandonné sa plus grande chance de changer définitivement les choses, malgré toutes ses belles paroles. En tant que laissé pour compte, moi, tragique reproduction issue du passé, ne laisserait pas une telle occasion me filer entre les doigts. Je suis sur le point de devenir le nouveau Créateur ! »

La foudre frappa à ce moment précis, éclairant brièvement la place publique d’Ilapsio, gravant ainsi une image inoubliable dans la tête de tous ceux qui observaient la scène : celle d’un Kuroigetsu aux yeux rouges révulsés, aux doigts disposés comme des griffes, et au rire tonitruant qui résonna de longues minutes dans la capitale de Sekah. Juste après cela, l’assassin esquissa un mouvement de bras, et disparut l’instant suivant dans un nuage de particules violettes.

La nouvelle était terrible, et poussa de nombreuses personnes jusqu’à présent neutres à rejoindre un camp pour s’assurer la protection de personnes capables de rivaliser avec leur ancien maire. Beaucoup ne comprennent toujours pas la décision du tueur, y compris chez ses camarades du Chaos. En revanche, il semblait avoir trouvé un bon ami en Flenus, les deux hommes étant très souvent vus ensembles. Imaginer leurs discussions suffisait à effrayer les moins téméraires, et même les plus puissants préféraient éviter de s’attirer les foudres du Bras Armé du Chaos et de la Lune Noire Lunatique.

« … Ce que j’ai commis pour en arriver là est irréparable. S’il me voyait, il me tuerait sans hésiter, et il aurait raison… Mais j’ai vu ce dont la Lune Noire était capable, et je compte bien mettre un terme à cette Guerre dès que possible. Quitte à sacrifier l’Univers tout entier. »